17

 

Elle aurait pu être formulée n’importe quand depuis la fondation de la Colonie et cependant, la demande de Karellen fit l’effet d’une bombe. Tout le monde se rendait parfaitement compte qu’elle annonçait une crise sur le plan des affaires intérieures de la Nouvelle-Athènes, mais personne n’était capable de prévoir si ses conséquences en seraient bénéfiques ou non.

Jusqu’à présent, les Suzerains s’étaient abstenus d’intervenir sous quelque forme que ce fût dans le développement de la Colonie. Ils s’en désintéressaient totalement, tout comme ils étaient indifférents à la plupart des activités humaines du moment qu’elles n’étaient pas subversives et n’enfreignaient pas les codes de conduite qu’ils avaient édictés. Pouvait-on dire que les objectifs de la Colonie étaient de nature subversive ? Il était difficile de se prononcer. Ils n’étaient pas politiques ; néanmoins, ils constituaient une revendication d’indépendance culturelle. Dès lors, c’était la porte ouverte à l’inconnu. Les Suzerains discernaient peut-être l’avenir de la Nouvelle-Athènes plus clairement que ses fondateurs – et le futur qu’ils prévoyaient n’était peut-être pas de leur goût.

Si Karellen voulait envoyer un observateur, un inspecteur ou tout autre titre que l’on préférât donner à cet émissaire, on ne pouvait évidemment pas s’y opposer. Vingt ans auparavant, les Suzerains avaient proclamé qu’ils avaient renoncé à faire usage de leurs appareils de surveillance et que, de ce fait, l’humanité devait considérer qu’elle n’était plus espionnée. Toutefois, l’existence même de ces instruments signifiait qu’il était impossible de cacher quoi que ce fût aux extraterrestres si ceux-ci voulaient vraiment savoir ce qu’on leur dissimulait.

Certains insulaires voyaient cette visite d’un œil favorable ; elle serait peut-être l’occasion de résoudre une fois pour toutes l’un des problèmes mineurs posé par la psychologie des Suzerains : quelle était leur position envers l’art ? Le considéraient-ils comme une aberration infantile propre à la race humaine ? Cultivaient-ils eux-mêmes certaines formes d’art ? Et, dans l’affirmative, cette visite avait-elle des motifs d’ordre purement esthétique ou Karellen nourrissait-il des intentions moins innocentes ?

Ces questions firent l’objet de discussions sans fin pendant toute la période des préparatifs. On ne savait rien de l’émissaire mais il n’était pas douteux qu’il serait capable d’absorber une dose illimitée de culture. En tout cas, on tenterait l’expérience, et les réactions de la victime seraient étudiées avec intérêt par une armée d’observateurs à l’esprit particulièrement acéré.

Le président du Conseil en exercice était le philosophe Charles Yan Sen, personnage caustique mais plein de jovialité qui n’avait pas encore soixante ans et était donc dans la fleur de la jeunesse. En lui, Platon aurait vu avec satisfaction le modèle de l’homme d’État-philosophe, encore que Sen n’aurait peut-être pas été un inconditionnel de Platon qu’il accusait d’avoir grossièrement dénaturé la pensée de Socrate. Il était de ceux qui étaient résolus à tirer le maximum de la visite du Suzerain, ne serait-ce que pour démontrer aux extraterrestres que les hommes continuaient à avoir l’esprit d’initiative et n’étaient pas encore « pleinement domestiqués », pour reprendre son expression.

À Athènes, les décisions étaient toujours prises par une commission, procédure démocratique par excellence. Quelqu’un avait même dit un jour que la Colonie se définissait comme un système de commissions en chaîne. Mais cette technique fonctionnait grâce aux patientes études des socio-psychologues qui avaient été les véritables initiateurs de la Nouvelle-Athènes. Les dimensions de la communauté étaient suffisamment restreintes pour que chacun pût participer d’une façon ou d’une autre à sa gestion et être un citoyen au sens le plus profond du terme.

Il était presque inévitable que George, l’un des éléments moteurs de la hiérarchie artistique, fit partie du comité d’accueil, mais pour ne rien laisser au hasard, il n’hésita pas à jouer de son influence. Si les Suzerains voulaient étudier la Colonie, il tenait de son côté à étudier les Suzerains. Cela n’enthousiasmait pas Jean. Depuis la fameuse soirée chez les Boyce, elle éprouvait un vague sentiment d’hostilité envers les extraterrestres, sans pouvoir, d’ailleurs, le justifier. Elle désirait simplement avoir le moins de contacts possible avec eux et l’espoir d’indépendance qu’incarnait la Colonie avait été l’un des grands attraits de celle-ci aux yeux de la jeune femme. Or, elle avait maintenant l’impression que cette indépendance était menacée.

Le Suzerain arriva sans cérémonie à bord d’un aérocar terrien, à la vive déception des insulaires qui s’étaient attendus à quelque chose de plus spectaculaire. Ç’aurait aussi bien pu être Karellen en personne car nul n’était jamais parvenu à distinguer un Suzerain d’un autre. On aurait dit qu’ils étaient tous des copies conformes sorties d’un seul et même moule. Et peut-être était-ce le cas en vertu d’un mécanisme biologique inconnu.

Après la première journée, les îliens cessèrent de se retourner sur le passage de la voiture officielle qui promenait le visiteur. Son nom, Thantalteresco, était trop difficile à prononcer et, très vite, on l’appela « l’Inspecteur », sobriquet qui lui convenait à merveille eu égard à sa curiosité et à la voracité dont il faisait preuve pour les chiffres.

Charles Yan Sen était exténué quand, après minuit passé, il raccompagna l’Inspecteur à l’aérocar dont il avait fait sa base et où, sans aucun doute, il continuerait à travailler le reste de la nuit tandis que ses hôtes imparfaits s’abandonneraient au sommeil.

Mme Sen Yan attendait le retour de son mari avec inquiétude. Ils formaient un couple tendrement uni en dépit de l’habitude que Charles avait prise d’appeler par plaisanterie son épouse Xantippe quand ils recevaient. Elle l’avait depuis longtemps menacé de riposter en lui concoctant une tisane à la ciguë. Mais heureusement, ce breuvage était d’un usage moins courant dans la Nouvelle-Athènes que dans l’Athènes antique.

— Est-ce que tout s’est bien passé ? s’enquit-elle quand son mari se fut attablé devant une tardive collation.

— Je le pense, mais on ne sait jamais comment fonctionnent ces super-cerveaux. En tout cas, ce qu’il a vu l’a intéressé et il a même eu des mots flatteurs à notre égard. À propos, je me suis excusé de ne pas l’inviter à la maison. Il m’a répondu qu’il comprenait très bien et qu’il n’avait pas envie de se cogner la tête contre le plafond.

— Que lui as-tu montré ?

— L’aspect intendance de la Colonie, qu’il n’a d’ailleurs pas eu l’air de trouver aussi assommant que moi. Il m’a posé toutes les questions imaginables sur la production, la manière dont nous équilibrons notre budget, nos ressources minérales, notre taux de croissance, la façon dont nous nous procurons les denrées alimentaires et ainsi de suite. Heureusement, le secrétaire Harrison était avec nous et il avait pris soin d’apporter tous les rapports d’exploitation annuels depuis la fondation de la Colonie. Dommage que tu ne les aies pas entendus se lancer mutuellement des chiffres à la tête ! L’Inspecteur lui a emprunté toute sa paperasserie et je suis prêt à parier que demain, quand nous le reverrons, il saura toutes les statistiques par cœur. Je trouve ce genre de prouesse intellectuelle terriblement démoralisante. (Il bâilla et commença à chipoter dans son assiette.) Mais le programme de demain sera plus intéressant, enchaîna-t-il. Nous lui ferons visiter les écoles et l’Académie. Et, cette fois, ce sera moi qui lui poserai des questions pour changer. J’aimerais bien savoir comment les Suzerains élèvent leurs enfants – à supposer qu’ils en aient, naturellement.

Charles devait rester sur sa faim : cette question-là demeura sans réponse, mais l’Inspecteur fut infiniment plus loquace sur d’autres points. Il éludait les interrogations maladroites avec une élégance merveilleuse et, soudain, se lançait dans les confidences les plus inattendues.

Ce fut après la visite de l’école, qui était l’orgueil de la Colonie, que la glace se rompit vraiment.

— Préparer ces jeunes esprits pour l’avenir est une lourde responsabilité, fit remarquer le Dr Sen. Heureusement, la souplesse de l’être humain est extraordinaire. Il faut une pédagogie réellement aberrante pour produire des dégâts irréversibles. Même si nos objectifs se révèlent erronés, nos petites victimes s’en sortiront probablement. Et vous avez pu constater que ces gosses ont l’air tout à fait heureux.

Il se tut et lança un coup d’œil en coulisse à la haute stature de son passager. L’Inspecteur était emmailloté dans une espèce de fourreau d’étoffe argentée de sorte que pas un seul centimètre carré de son épiderme n’était exposé à l’éclat ardent du soleil. Sen devinait que derrière les verres teintés qui les protégeaient, les larges yeux du Suzerain l’observaient d’un regard dépourvu d’émotion – ou chargé d’émotions qu’il ne comprendrait jamais.

— Éduquer ces enfants, reprit-il, doit, j’imagine, être un problème qui ressemble beaucoup à celui qui s’est posé à vous quand vous avez été confrontés à la race humaine, n’est-ce pas ?

— Sous certains aspects, en effet, répondit gravement le Suzerain. Pour d’autres, l’histoire de vos puissances coloniales constituerait peut-être une meilleure analogie. C’est pourquoi l’Empire romain et l’Empire britannique ont toujours présenté pour nous un intérêt considérable. Le cas de l’Inde est particulièrement instructif. La principale différence entre nous et les Anglais réside en ceci que ces derniers n’avaient pas de motifs réels pour s’implanter en Inde. Pas de motifs conscients, pour être plus précis, en dehors de mobiles insignifiants et circonstanciels comme l’ambition commerciale ou l’hostilité envers d’autres nations européennes. Les Britanniques se sont subitement retrouvés à la tête d’un Empire dont ils ne savaient que faire et ils n’ont été véritablement satisfaits que lorsqu’ils s’en sont débarrassés.

— Et vous ? demanda Sen, incapable de résister à la tentation de saisir la balle au bond. Vous débarrasserez-vous de votre empire quand le moment en sera venu ?

— Sans l’ombre d’une hésitation, répliqua l’Inspecteur.

Le Dr Sen n’insista pas davantage. La brutalité de la réponse n’était guère flatteuse. D’ailleurs, ils étaient arrivés à l’Académie où le corps enseignant au grand complet attendait de se mesurer à un Suzerain en chair et en os.

 

— Ainsi que notre distingué collègue vous l’aura indiqué, disait le Pr Chance, doyen de l’université de la Nouvelle-Athènes, nous visons essentiellement à maintenir éveillé l’esprit des gens et à leur permettre de réaliser toutes leurs potentialités. Hors de cette île (le mouvement du bras de l’orateur désignait et rejetait tout à la fois le reste du globe), il est à craindre que l’humanité ait perdu ses capacités d’initiative. Elle vit dans la paix, elle connaît l’abondance, mais elle n’a pas d’horizons…

— Tandis qu’ici, bien sûr…, lança le Suzerain avec affabilité.

Le Pr Chance, qui manquait d’humour et en avait vaguement conscience, décocha un regard soupçonneux au visiteur avant d’enchaîner :

— Ici, l’ancienne obsession du loisir considéré comme un péché est exorcisée. Mais nous ne pensons pas qu’il suffise d’être des spectateurs passifs. Tous les habitants de cette île ont une ambition que l’on peut exprimer très aisément de la façon suivante : faire quelque chose, même de fort modeste, et le faire mieux que n’importe qui d’autre. Certes, c’est là un idéal qu’il n’est pas donné à tous d’atteindre, mais dans le monde d’aujourd’hui, l’important est d’avoir un idéal. Le concrétiser est tout à fait subsidiaire.

L’Inspecteur ne paraissait pas avoir de commentaires à formuler. Il s’était défait de ses vêtements protecteurs mais avait gardé ses lunettes noires bien que la lumière de la salle de conférences fût tamisée, et le doyen se demandait si cet accessoire lui était physiologiquement nécessaire ou si ce n’était qu’un camouflage.

Le fait était que ces verres fumés rendaient absolument impossible la tâche, déjà malaisée, de lire dans les pensées du Suzerain. Toutefois, ce dernier semblait accepter sans broncher les interpellations en forme de défi dont on le bombardait, tout comme les critiques relatives à la politique terrienne de ses congénères qu’elles sous-entendaient.

Au moment où le doyen s’apprêtait à repartir à la charge, le Pr Sperling, directeur du département scientifique, jugea bon d’intervenir dans le débat :

— Vous n’êtes évidemment pas sans savoir, commença-t-il à l’adresse de l’Inspecteur, que l’un des grands problèmes de notre culture était la dichotomie existant entre les arts et les sciences. Je serais fort désireux de connaître votre point de vue sur cette question. Souscrivez-vous à l’opinion professant que tous les artistes sont des anormaux ? Que leurs créations – ou, tout au moins, la pulsion qui les détermine – ont leur source dans une insatisfaction psychologique profonde ?

Le Pr Chance toussota ostensiblement, mais l’Inspecteur fut plus prompt que lui :

— Si j’en crois ce qui m’a été dit, tous les hommes sont dans une certaine mesure des artistes. Chacun est, par conséquent, capable de créer quelque chose, ne serait-ce qu’à un niveau rudimentaire. En visitant vos écoles, j’ai remarqué, par exemple, que vous mettez l’accent sur l’expression individuelle dans les disciplines telles que le dessin, la peinture et le modelage. Cette pulsion fait l’effet d’être universelle, même chez ceux dont la vocation est visiblement de devenir des spécialistes dans le domaine de la science. Donc, si tous les artistes sont des anormaux et si tous les hommes sont des artistes, nous nous trouvons en face d’un intéressant syllogisme…

Tout le monde attendait qu’il le complétât. Mais, quand cela convenait à leurs desseins, les Suzerains savaient faire preuve d’un tact sans défaut.

L’Inspecteur assista au concert sans paraître décontenancé. On n’aurait pu en dire autant de beaucoup d’humains présents dans la salle. La seule concession au goût populaire avait été la Symphonie des psaumes de Stravinski : le reste du programme était d’un modernisme agressif. Quoi que l’on pût penser de ses mérites, ç’avait été un récital de grande classe. Quand la Colonie se vantait de compter dans ses rangs quelques-uns des plus grands musiciens du monde, ce n’était pas forfanterie. La lutte avait été chaude entre les compositeurs rivaux qui s’étaient démenés comme de beaux diables pour avoir l’honneur d’être choisis, encore que les cyniques se demandaient si c’était vraiment un honneur car, même si l’on savait qu’il n’en était rien, les Suzerains auraient aussi bien pu être sourds comme des pots.

On nota, cependant, qu’après le concert, Thantalteresco tint à se faire présenter les trois compositeurs présents pour les féliciter de ce qu’il appelait leur « insigne ingéniosité ». Quand ils prirent congé, ils étaient contents mais affichaient une expression quelque peu désorientée.

Ce ne fut que le troisième jour que l’occasion fut donnée à George Greggson de rencontrer l’Inspecteur. Au lieu d’un plat unique, l’équipe théâtrale avait préféré la formule du mixed-grill : deux pièces en un acte, un sketch interprété par un comédien d’une notoriété universelle et un intermède chorégraphique. Cette fois encore, ce fut une représentation admirable qui démentit la prédiction d’un critique : « Nous allons enfin savoir si les Suzerains savent bâiller ». En effet, l’Inspecteur rit à plusieurs reprises, et toujours au bon moment.

Encore que personne ne pût rien affirmer avec certitude. Peut-être jouait-il, lui aussi, la comédie de main de maître, suivant le déroulement du spectacle grâce à la seule logique sans intervention de l’élément émotion, à la manière d’un anthropologue assistant à une cérémonie rituelle primitive. Le fait qu’il proférait les sons appropriés et manifestait les réactions attendues ne prouvait strictement rien.

George était donc bien résolu à avoir un entretien avec lui, mais là, ce fut le bide total. Après le spectacle, ils échangèrent bien quelques mots, mais très vite, l’Inspecteur disparut, happé par son entourage, et George rentra chez lui affreusement déçu. Il ne savait pas du tout ce qu’il aurait dit si la chance lui avait souri mais il était convaincu qu’il serait parvenu d’une manière ou d’une autre à faire dévier la conversation sur Jeff. Mais maintenant, l’occasion était passée et elle ne se représenterait plus. Il fut d’une humeur exécrable pendant deux jours.

L’Inspecteur était reparti au milieu de tout un concert de politesses mutuelles quand un fait nouveau se produisit. Personne n’avait eu l’idée d’interroger Jeff, et le petit garçon avait dû longuement ressasser la chose avant de s’en ouvrir à George.

— Papa, lui dit-il au moment d’aller se coucher, tu connais le Suzerain qui nous a rendu visite ?

— Oui, grommela George.

— Tu sais qu’il est venu nous voir à l’école ? Je l’ai entendu causer à des profs. Je n’ai pas très bien compris ce qu’il leur racontait mais je crois que j’ai reconnu sa voix. C’est lui qui m’a dit de courir quand la grande vague s’est amenée.

— Tu en es certain ?

Jeff hésita un instant.

— Pas tout à fait. Mais si ce n’était pas lui, c’était un autre Suzerain. Je me suis demandé si je ne devais pas le remercier. Mais, il est reparti, n’est-ce pas ?

— Malheureusement, oui. Mais peut-être que l’occasion se représentera plus tard. À présent, va te coucher et n’y pense plus.

Quand Jeff fut au lit et qu’elle se fut occupée de Jenny, Jean revint et s’assit sur le tapis, adossée aux jambes de George. Celui-ci trouvait que cette habitude était d’un sentimentalisme exaspérant, mais cela ne méritait pas qu’on en fasse tout un plat et il se contenta de rendre ses genoux aussi accueillants que possible.

— Alors, qu’en penses-tu ? demanda Jean d’une voix lasse et monocorde. Tu crois que c’est vrai ?

— C’est vrai, mais nous sommes peut-être idiots de nous tracasser. Après tout la plupart des parents seraient reconnaissants – et je le suis, bien sûr. Il se peut que l’explication soit d’une simplicité enfantine. Les Suzerains s’intéressent à la Colonie, nous le savons, et il n’est pas douteux qu’ils l’épient avec leurs instruments en dépit de leur promesse. Suppose que l’un d’eux ait justement été en train d’observer à l’aide de ces espèces de jumelles et qu’il ait vu la vague arriver. Quoi de plus naturel que de prévenir une personne en danger ?

— Mais n’oublie pas qu’il connaissait le nom de Jeff. Non, ils nous espionnent. Nous avons quelque chose de particulier, quelque chose qui retient leur attention. Je le sens depuis cette soirée chez Rupert. C’est drôle comme elle a changé nos deux existences.

Il y avait de la sympathie dans le regard dont George enveloppa sa femme mais rien de plus. Bizarre comme on peut changer en si peu de temps, se disait-il. Il avait de la tendresse pour Jean : elle avait porté ses enfants et elle faisait partie de sa vie. Mais que restait-il de l’amour qu’un personnage nommé George Greggson dont il ne conservait qu’un souvenir flou avait autrefois porté à un rêve estompé nommé Jean Morrel ? Son amour se partageait désormais entre Jeff et Jennifer d’une part – et Carolle d’autre part. Il ne pensait pas que Jean fût au courant pour Carolle et il avait l’intention de lui en parler avant qu’un tiers la mette au courant. Mais il n’avait encore jamais pu s’y décider.

— Très bien ! On surveille Jeff – on le protège, en fait. Ne crois-tu pas que cela devrait nous remplir de fierté ? Peut-être que les Suzerains lui ont préparé un destin prestigieux. Je me demande bien lequel…

Il disait cela pour rassurer Jean. Pour ce qui était de lui, il n’était pas follement troublé. Intrigué et déconcerté, c’était tout. Mais une idée nouvelle germa soudain dans son esprit, une idée qu’il aurait dû avoir depuis longtemps. Il tourna machinalement les yeux vers la chambre des enfants.

— J’aimerais savoir si c’est seulement à Jeff qu’ils s’intéressent, murmura-t-il.

 

L’Inspecteur présenta son rapport sans délai. Les insulaires lui avaient montré beaucoup de choses. Tous les chiffres, toutes les données avaient été introduits dans les insatiables mémoires des grands ordinateurs qui représentaient une partie – une partie seulement – de l’invisible puissance dont Karellen n’était que le prolongement. Toutefois, avant même que ces cerveaux électroniques impersonnels fussent parvenus à leurs conclusions, l’Inspecteur avait soumis à qui de droit ses propres recommandations. Exprimées dans le langage des humains, elles auraient été formulées comme suit :

« Il est inutile d’entreprendre quelque action que ce soit en ce qui concerne la Colonie. C’est une expérience digne d’intérêt mais qui ne saurait d’aucune façon affecter l’avenir. Ses activités artistiques nous laissent indifférents et rien n’indique que des recherches scientifiques touchant à des domaines dangereux soient en cours.

« Comme prévu, j’ai pu prendre connaissance du dossier scolaire du Sujet Zéro sans éveiller la curiosité de mes interlocuteurs. Ci-joint les données statistiques le concernant. Elles ne révèlent aucun indice de développement atypique. Nous savons, toutefois, qu’il est rare que la Percée donne un préavis.

« J’ai aussi rencontré le père du Sujet. J’ai eu l’impression qu’il voulait me parler. J’ai heureusement réussi à éviter la confrontation. Il est hors de doute qu’il soupçonne quelque chose bien qu’il soit incapable de deviner la vérité ni d’influer sur le résultat.

« J’ai de plus en plus de peine pour ces gens. »

George Greggson aurait confirmé le verdict de l’Inspecteur déclarant que le comportement de Jeff n’avait rien d’anormal. Il n’y avait eu que cet unique incident déconcertant, tel un coup de tonnerre brisant le calme d’une longue journée. Après cela, plus rien.

Jeff avait le dynamisme et la curiosité de n’importe quel gosse de sept ans. Il était intelligent – quand il voulait s’en donner la peine – mais il n’y avait aucun risque qu’il devienne un génie. Jean se disait parfois en soupirant qu’il répondait admirablement à la définition bien connue du petit garçon : « Beaucoup de bruit enveloppé de poussière. » Il se montrait tantôt affectueux et tantôt renfermé, tantôt réservé et tantôt plein d’effervescence. Il ne manifestait pas de préférence pour l’un de ses parents plutôt que pour l’autre et la naissance de sa petite sœur n’avait pas suscité le moindre symptôme de jalousie. Il était d’une santé à toute épreuve : il n’avait jamais été malade un seul jour. Mais en cette époque et sous un pareil climat, cela n’avait rien d’insolite.

Contrairement à d’autres garçons, la compagnie de son père ne lui pesait pas et il ne jouait pas des pieds et des mains pour s’éclipser afin de retrouver des camarades de son âge. Il avait de toute évidence hérité des talents artistiques de George et dès qu’il avait commencé à marcher, ou presque, il était devenu un habitué des coulisses du théâtre de la Colonie. En vérité, on l’avait adopté en tant que mascotte officieuse et il était passé maître en l’art d’offrir des bouquets aux célébrités de la scène et de l’écran en visite.

Oui, Jeff était un petit garçon tout à fait ordinaire. Cette idée réconfortait George quand il se promenait à pied ou à bicyclette avec lui. Ils parlaient comme les pères et les fils parlent entre eux depuis le commencement des temps – à ceci près qu’il y avait désormais beaucoup plus de sujets de conversation. Bien que Jeff n’eût jamais quitté l’île, l’œil ubiquiste de la télévision lui permettait de voir tout ce qu’il avait envie de voir du monde extérieur. Comme tous les colons, il nourrissait un vague mépris à l’endroit du reste de l’humanité. Les insulaires étaient l’élite, le fer de lance du progrès. Ils conduiraient l’Humanité jusqu’aux cimes que les Suzerains avaient atteintes – peut-être même plus loin encore. Ce n’était pas pour demain, certes, mais un jour…

Ils ne se doutaient pas que ce jour ne viendrait que trop tôt.

Les enfants d'Icare
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